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Transports Transports & Mobilité durable

En finir avec les "transports structurants"

Publié le 28 avril 2022

Dans son article « Les “effets structurants” du transport : mythe politique, mystification scientifique », de 1993, l’urbaniste Jean-Marc Offner fustigeait l’idée reçue très répandue de la ville s’aménageant autour des infrastructures de transports. En 2014, son article « Les “effets structurants” du transport : vingt ans après » cite divers soutiens, tout en soupirant : « La messe devrait être dite ! Et pourtant… Le mythe a la vie dure, parce qu’il continue à fonctionner à la fois comme facteur explicatif (trop) simple des mutations urbaines et comme argument de vente (fallacieux) des grands projets. »

 En effet, qu’il s’agisse d’autoroutes, de lignes de TGV ou de métro, la mythologie politico-journalistique continue à brandir ce concept, de pair avec celui considérant une métropole comme un vaste bassin d’emplois unique que l’on traverse de part en part. En Ile-de-France, cela se traduit par un gigantesque mouvement brownien de 45 millions de déplacements quotidiens, en hausse de 300 000 flux/jour chaque année. Une spirale infernale, qui engendre étalement urbain et ségrégation sociale :

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Ayant pour but affiché d’accentuer la concentration des emplois dans la partie dense de la Région, le Grand Paris Express (GPE) alimenterait ce cercle vicieux. Cela repose sur des illusions, dont celles-ci :

  • Les gains de temps que procurerait le GPE. Ils sont fictifs, car convertis par les acteurs urbains en d’autres avantages. Ainsi, quand un moyen de transport lourd (route ou transport collectif, radial ou tangentiel) est mis en place, les ménages profitent de la vitesse accrue pour augmenter la portée de leurs trajets en se relocalisant plus loin, en périphérie. Conjugué à l’explosion des coûts de l’immobilier au cœur de la région, cela induit mécaniquement l’étalement urbain.
  • La densification autour des gares. Concevant celles-ci comme des lieux de destination, on imagine que les usagers viennent spontanément s’y agglutiner autour. Seul un régime autoritaire le permettrait, une gare étant presque toujours un lieu de dispersion (voir encadré). De fait, densité et vitesse sont antinomiques : si on a l’une, on ne peut avoir l’autre. En outre, la densification majore les coûts du foncier et de la construction.

Pourquoi toujours ne voir dans la gare qu’un moyen d’attirer ?
« L’étalement urbain n’est que la face émergée d’un processus plus global de spécialisation de l’espace – socialement et fonctionnellement – par la vitesse. Ainsi, plus on condamne cet étalement en le considérant comme une aberration des ménages de préférer la proximité de la nature ou une aberration des communes périurbaines d’accueillir ces ménages, plus on s’interdit de peser, en fait, sur sa manifestation.
La lutte contre l’étalement urbain ne se fera donc pas à coup de transports collectifs rapides et subventionnés, supposés permettre de densifier autour de leurs gares… Pourquoi toujours ne voir dans la gare qu’un moyen d’attirer quand c’est certainement autant un moyen de « disperser » et de « spécialiser ». Mystère… »

Marc Wiel
Extrait de Grand Paris – Sortir des illusions, approfondir les ambitions, Jean-Pierre Orfeuil & Marc Wiel

 

 

Les attentes de FNE Île-de-France


Un changement de paradigme s’impose : organiser la Région de façon véritablement polycentrique autour des bassins existants, dont on optimise l’autonomie pour en faire des « zones cohérentes »1 – à l’instar de celle de Versailles/Saint-Quentin-en-Yvelines –, où se recoupent bassin d’emplois et bassin de main-d’œuvre. Les dessertes de proximité y priment sur les liaisons de transit. Ainsi, les besoins de transports sont réduits à la source, d’où des distances domicile-travail minimales.
Il faut déconcentrer les emplois et ralentir la circulation ! La meilleure mobilité est celle qu’on évite !

Bannir la multiplication des villes «dissociées»

Les débats sur l’aménagement de l’Ile-de-France se limitent, hélas ! à sa seule fonction métropolitaine en oubliant la dimension locale, à travers le rêve mégalo du Grand Paris, totalement dépassé avec la crise climatique. Le mégachantier du GPE avance inexorablement, accompagné d’une abondante communication sur les bienfaits d’une nouvelle offre de transports, sans que son utilité pour les banlieues traversées n’ait jamais été vérifiée. Pendant ce temps, les dégâts d’une bétonisation accrue s’aggravent dans les territoires locaux. Les enquêtes publiques ne portent que sur les gains de temps attendus, la configuration des gares, etc. L’urgence climatique réclamerait pourtant de se focaliser en amont sur les transports évités, afin d’économiser les ressources humaines autant que l’espace disponible… Négligeant les enjeux socio-économiques actuels de circuits courts et de déplacements de proximité, les politiques d’emploi locales apparaissent de plus en plus déconnectées des besoins des actifs.

En grande couronne, Jacqueline Lorthiois constate un phénomène grandissant de « villes dissociées », où les deux fonctions urbaines « habitat » et « travail »2 n’interagissent plus sur le territoire local : malgré une abondance d’emplois, les habitants n’y travaillent pas (sauf marginalement) et les travailleurs occupant les emplois locaux n’y habitent guère. D’où des flux croisés de migrants « entrants » et « sortants », qui explosent les besoins de transports et les distances parcourues.

Cette catégorie de villes se différencie du modèle bien connu de la commune-dortoir, combinant pénurie d’emplois et abondance de main-d’œuvre. Au contraire, la « ville dissociée » est riche en emplois, mais son offre d’activités est décalée au regard de l’offre de compétences des actifs locaux. D’où des effets pervers accentuant ceux d’une ville-dortoir : un chômage élevé et en croissance, doublé d’une explosion de la « galère des transports », rendant peu viables des services aux populations. Cette pénurie d’activités sur place aggrave, à son tour, l’évasion des actifs, cette fois comme consommateurs potentiels. L’arrivée d’un nouveau transport métropolitain ne peut qu’accentuer la tendance.

La doctrine de densification autour des gares du GPE aboutirait immanquablement à créer des villes dissociées autour de ces gares : leurs habitants utiliseraient le nouveau réseau pour aller travailler ailleurs et ceux y travaillant profiteraient de la bonne accessibilité de leur lieu de travail pour aller habiter ailleurs. Or, le Premier ministre a récemment déclaré que les quartiers de gare du GPE seront les « villes de demain »…

Exemples de ville dissociées : 

  • GONESSE3

En trente ans (1990-2018), la ville gagne 4 400 emplois, malgré une stagnation démographique. Tandis que l’emploi croît de 42 % et les actifs stagnent à — 5 %, le chômage subit une hausse vertigineuse de 69 %. Un échec cuisant qui n’empêche pas le maire de vouloir poursuivre sa politique d’implantation d’activités sacrifiant les terres agricoles du triangle de Gonesse, avec une gare de métro en plein champ, à 1,7 km des premières habitations… Un record de dissociation : l’habitat est interdit sur le site, localisé entre les aéroports de Roissy et du Bourget !

  • ÉVRY-COURCOURONNES

Avec 67 131 habitants et 25 802 emplois recensés sur cette « nouvelle ville », Évry-Courcouronnes est issue de la fusion des deux communes début 2019. Il fallait redonner une image positive du chef-lieu de l’Essonne, née d’une utopie des années 1960, jamais aboutie, conçue à partir de choix imposés dans une période de plein emploi. L’État avait l’ambition de réaliser un taux d’emploi de 1 dans les villes nouvelles ; à Évry, les élus ont ramené cet objectif à 7 emplois sur 10 actifs résidents.

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Soixante ans plus tard, le constat est accablant : voici une ville qui tourne le dos aux éléments structurants naturels comme la Seine ; un territoire organisé en quartiers monofonctionnels ; à la recherche d’un centre jamais trouvé ; asservie à une infrastructure routière surdimensionnée et reliée à Paris par un RER D à bout de souffle. Impossible d’y stabiliser une population, notamment les cadres, qui se sont éloignés d’une ville sans repères, comptant 49 % de logements sociaux4, en se logeant dans des communes périphériques.

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Sur les 31 403 actifs (chômeurs compris) que compte Évry-Courcouronnes,  17 730 travaillent à l’extérieur de la ville, tandis que 80 % des 40 463 emplois locaux sont occupés par des « entrants ». Un formidable chassé-croisé est inévitable matin et soir pour rejoindre les lieux de travail, conséquence d’une structure sociale mal équilibrée, où les compétences des actifs résidents ne correspondent plus aux emplois proposés sur place. En outre, confrontés aux difficultés des transports en commun (n’assurant que 40 % des déplacements), les actifs, dont la plupart n’ont pas choisi de vivre là, doivent se résoudre à l’usage de la voiture individuelle, mode de déplacement majoritaire (48 %).

Cette situation condamne les élus locaux à réécrire l’avenir de la ville dans un contexte économique très contraint.

Jacqueline Lorthiois
Urbaniste socio-économiste

Jean-Pierre Moulin
Président d’Essonne Nature Environnement

Harm Smit
Coordinateur du Collectif OIN Saclay

 

1. Zone cohérente, Jacqueline Lorthiois & Harm Smit, Forum Vies Mobiles, mai 2021.

2. Balayer les idées reçues sur l’emploi et le travail, Jacqueline Lorthiois, 2017.

3. Gonesse ville dissociée : l’habitant n’y travaille pas, le travailleur n’y réside pas, Jacqueline Lorthiois, 2 février 2022.

4. À la recherche de l’Ile-de-France perdue, Jean-Pierre Moulin, Éditions de la Tour Gile, 2013.

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